- C’est à c’t’heure là qu’tarrives ?!
Vingt minutes. J’avais vingt
minutes de retard. Ce n'était pas non plus énorme, mais pour lui, tout était toujours trop. Trop de pluie, trop de soleil, trop de bruit, trop de silence, trop en avance et aujourd'hui trop en retard, bah tiens tu penses que celle là je ne m'y attendais pas... Sur le chemin qui menait chez lui, je m'amusais tous les jours à deviner le "Trop du jour" et avec quel amabilité il allait me le servir. Un "T'es en r'tard !" avec un froncement de sourcil ? Un "Tu m'avais oublié ou quoi !" avec un mouvement de menton vers le haut ? Ou un "Il est pas trop tôt !", ou trop tard en l’occurrence avec à chaque fois ce ton sec et mielleux, un mélange sucré-salé à te filer des aigreurs pour le reste de la tournée...
Mon coup de sonnette avait précédé mon entrée dans cette maison qui sentait le renfermé, le pas aéré. Une espèce d’odeur intemporelle qui n’avait surement pas bougée depuis des décennies. Le petit père m’attendait debout dans son entrée, les bras tendus enserrant fermement son déambulateur :
Mon coup de sonnette avait précédé mon entrée dans cette maison qui sentait le renfermé, le pas aéré. Une espèce d’odeur intemporelle qui n’avait surement pas bougée depuis des décennies. Le petit père m’attendait debout dans son entrée, les bras tendus enserrant fermement son déambulateur :
- T’as vu l’heure !
Ah tiens celle là ça faisait longtemps que j'y avais eu le droit... Je lui ai simplement répondu « Bonjour ! »
avec le sourire qui va bien. Ce sourire que l'intolérance refusait de lui
coller sur son visage, ce sourire qui va au-delà de la politesse, parce qu'avant de se faire engueuler on mériterait au moins d'être salué. Je suis allée
poser mes affaires dans son salon. La pièce était sombre et tout les meubles
semblaient s’être accordés sur une seule couleur : le marron. Il y avait
cette odeur d’urine et de pâté pour chat. Ça sentait la poussière, l'eau de Cologne pas cher . Ça sentait la rancœur
et l’enfermement sur soi, celui qui isole de l’autre.
- Demain, ‘faudra être à l’heure !
J’étais habituée à ce ton qui se voulait parfois agressif mais toujours sans réelle méchanceté. Depuis le premier jour j'avais pris le parti de le laisser grogner pour ne pas me fatiguer. Ainsi, tous les jours j’avais le droit à ma dose de « Pfff », de « Roooh »,
de « Z’êtes en retard ! » même lorsque j’étais en avance, mais je
laissais toujours couler... Jusqu'à ce soir là. Parce que j’étais fatiguée. Fatiguée de ma
tournée. Fatiguée par la précédente patiente qui avait absorbé mes derniers
pourcentages d’empathie, de patience et de bienveillance :
« Oui, je suis en retard, mais en ce moment on doit s’occuper d’une dame en fin de
vie. Une dame juste avant vous. Et parfois, et bien elle nous prend plus de
temps et c’est bien normal… Si vous étiez à sa place, vous apprécierez de nous savoir présents, non ? »
Le vieil homme a baissé les yeux vers sa savate gauche, celle avec un gros trou sur le côté. Il a soufflé toute l’exaspération
possible entre ses lèvres serrées et j’ai senti le "cause toujours !", le "t’es tellement en retard que j’aurais bien le temps de crever d’ici là
moi aussi !". Ma dernière goutte de bienveillance venait d’être
avalée par son agacement et je sentais au fond de moi comme un bruit de canette
vide. Au fur et à mesure où je me vidais je sentais monter en moi un agacement, une exaspération voire une quasi-colère refoulée depuis longtemps et nourris par chacune de mes entrées chez lui accueilli à coups de râles, de sourcils froncés et de sourires enfoncés au plus profond de soi. D'un coup, j'en ai eu marre. Marre de lui... Je me suis avancée vers lui et je me suis imaginé le prendre par les épaules et lui dire droit dans les yeux :